Interrogé sur le parti pris des médias occidentaux dans ce qui se passe aujourd’hui à Ghaza, soumise depuis plus de deux semaines à une agression barbare, Abdallah Hormatallah, journaliste mauritanien et ancien membre de Reporters sans frontières (RSF), estime que la meilleure réponse est que les médias arabes puissent produire leur propre information en prenant en charge la parole des Palestiniens.
Les médias occidentaux font preuve d’un alignement sans limites sur la version israélienne. Etes-vous surpris par ce parti pris ?
Les médias occidentaux vont au-delà de l’alignement. Ils font dans la désinformation dans l’intérêt du colonisateur, de l’occupant. Les dérives devenues vulgaires qu’opèrent actuellement les médias occidentaux sont d’abord liées à l’initiation des médias occidentaux ou à l’état d’esprit dans lequel les institutions qui font vivre la démocratie occidentale sont nées. Ensuite, ce processus de dérives remonte à quelques décennies. Les médias occidentaux, à l’image des ONG des droits de l’homme, une bonne partie des partis politiques et autres, s’inscrivent dans la ligne maîtresse de la Conférence de Berlin en 1884 qui est la parfaite illustration de la philosophie occidentale dominante de l’époque et qui essayait de faire asseoir une domination de l’Européen sur la base de considérations pseudo-biologiques. C’est donc l’Europe coloniale qui s’est réunie pour se partager les colonies. Les institutions qui font vivre les démocraties européennes émanent de cette pensée.
C’est vrai qu’il y a un habillage qui se démasque à fur et mesure surtout avec l’exercice pour le tiers-monde, l’Afrique et le monde arabe. Donc, il ne faut pas beaucoup attendre des médias occidentaux surtout lorsqu’ils sont à l’épreuve d’une aussi importante secousse et des guerres que le Golfe a connues et l’occupation de la Palestine. Chaque fois, on se rend compte qu’ils ne sont pas neutres loin de là et qu’ils ne produisent même pas de l’information professionnelle. Ils sont parti pris. Ils sont pires que les gouvernements.
Certes, il n’est un secret pour personne que le lobby juif a la mainmise sur les moyens de communication, mais ne pensez-vous pas que ce manque d’objectivité et de professionnalisme dans le traitement des informations les discrédite totalement ?
Les grands médias en Occident et particulièrement en France qui font l’opinion sont des institutions créées au tout début de la Cinquième République pour défendre la France libre sur le dos d’autres nations. C’est-à-dire défendre la France coloniale, la France qui assume pleinement les conclusions de la Conférence de Berlin, sa présence coloniale en Afrique et au Moyen-Orient. Donc, à quoi peut-on s’attendre des médias créés pour vanter ce modèle-là comme référence en matière de démocratie. C’est-à-dire que la logique de deux poids deux mesures est initiale. On a tellement d’exemples. Je peux prendre celui du Rwanda. Il a fallu attendre plus de dix ans pour que l’on se rende compte qu’il y a eu un génocide.
Avant, il y avait le monopole de l’information que produisait l’AFP plus les institutions de l’audiovisuel françaises qui alimentaient en conséquence tous les médias des anciennes colonies et le reste du monde. On nous présentait le génocide du Rwanda comme une espèce de guéguerre entre des sauvages dans la forêt. On a aussi le Moyen-Orient. L’information produite par les médias français destinée à la consommation des Français et le reste du monde est complètement différente de l’information réelle. Quand il s’agit de la liberté d’expression, nous avons un monopole public. Les médias publics sont exploités et utilisés dans la politique étrangère et les grandes orientations de la France, plus que dans les pays «épinglés» dits du tiers-monde. On a le média «France monde». C’est de l’audiovisuel public français et on sait qu’il a une double tutelle aussi bien des cellules de l’Elysée que d’autres cellules occultes. Et cela est formalisé, ce n’est pas de l’ordre de l’analyse. C’est réel.
Il existe en France un certain nombre de chaînes de télévision israéliennes autorisées qui, depuis le 7 octobre, lancent tous les jours des appels au meurtre. Et pourtant, on a en France une vieille institution, le CSA, censé modérer la prise de parole dans les médias. Vous avez des responsables politiques et militaires israéliens et des élites qui disent que tuer deux millions de Palestiniens pour assurer la sécurité des Israéliens est tout à fait normal. Je pense que le volet médiatique n’est que le volet visible d’une décadence que vit l’Occident d’une façon générale. C’est une vieille machine usée qui agonise. L’expression publique en Occident produit l’inverse de ses valeurs, égalité, fraternité et justice. L’espace de liberté d’expression qui existe en France n’est pas supérieur à celui des pays du Sud. Pour le monde arabe et l’Afrique noire, il est temps qu’ils se prennent en charge en matière de communication, en matière d’information.
Les médias en Occident ne reflètent pas la réalité de ce qui se passe d’abord en Occident. Ils sont devenus des machines de guerre pour un certain nombre de dossiers qui intéressent un certain nombre de lobbys dominants qui ont la main mise sur l’économie, les médias, les partis politiques. Matraquer tout le monde, cela veut dire on prend en otage l’opinion pour cautionner des dérives opérées parles vieilles démocraties qui perdent le sens de l’équilibre d’abord sur le plan national ensuite sur le plan international. On n’a jamais entendu parler même dans les vieilles dictatures, y compris celles décrétées par l’Occident, des gens dire on n’a pas le droit de manifester pour exprimer la solidarité avec un peuple sous occupation. On ne peut pas traiter des élites qui ont exprimé une passion, une solidarité avec les populations civiles palestiniennes d’antisémitisme. C’est du terrorisme. C’est un terrorisme intellectuel. C’est-à-dire diaboliser les gens et faire peur aux élites.
Les manifestations à travers le monde en vue de mettre un terme au massacre de la population de Ghaza prouvent que la rue occidentale n’est pas tombée dans le piège de la manipulation et de la désinformation. A quoi doit-on ce sursaut ?
Les opinions en Occident de manière générale sont hostiles à leurs pouvoirs et comme ils ne reflètent pas les réalités, elles vont finir par se révolter contre cette grosse manipulation. Avec ce matraquage médiatique de deux semaines, ils sont tombés dans le piège. Les opinions bougent parce qu’on fait embarquer des peuples dans des choses dans lesquelles ils ne sont pas concernés.
Les médias arabes sont-ils à votre avis à la hauteur de leurs responsabilités ?
Dans le monde arabe, les questions sur lesquelles on est d’accord quant à leur importance et sont une priorité figure la question palestinienne. Mais il faut revoir la politique médiatique de nos Etats et il faut faire libérer nos peuples de cette espèce de prise en otage opérée par les médias occidentaux par la manipulation des grosses agences et des grands médias. Il faut qu’on soit en mesure de produire une information fiable, sur ce qui se passe au Moyen-Orient, sur ce qui se passe en Afrique.
Ne sont-ils pas «piégés» sur ce qui est présenté comme des divisions arabes sur la question palestinienne ?
Je ne pense pas qu’il y ait une division du monde arabe sur la question palestinienne. Cela fait partie de la désinformation des médias en Occident. Les peuples sont unanimes à dire que la question palestinienne est une question de dignité et qu’elle passe devant le pain. Après, il est vrai que nos Etats ont leurs contraintes et leurs spécificités. Mais la question palestinienne est toujours mobilisatrice des opinions dans le monde arabe.
Comment rendre la voix des Palestiniens audible ?
Je pense d’abord qu’il faut que la presse indépendante et publique dans nos Etats respectifs se mette à la disposition de la voix des Palestiniens. Il faut la prendre en charge. Il faut donner la parole aux Palestiniens. Il ne faut pas attendre que la parole venant de Palestine transite par l’AFP ou Reuters. Au niveau de la Ligue arabe, il y a des structures d’échanges au niveau des médias publics. Les médias de l’audiovisuel surtout sont capables de prendre en charge la parole palestinienne. La presse indépendante doit prendre l’initiative. Il faut manifester l’intérêt.
La force des Palestiniens est de sentir que vous et moi nous suivons ce qu’ils vivent tous les jours et qu’on les entende sans intermédiaire. Cela leur suffira largement et en conséquence nos opinions sont informées de la réalité de ce qui se passe. Ainsi, on aura gagné une bonne partie de la bataille. Je pense qu’il faut se dire au niveau de nos élites, au niveau de la société civile, des organisations des droits de l’homme, des femmes, des sportifs que nous sommes tous concernés par la prise en charge de la parole palestinienne. Pourquoi on force la main à la Fédération palestinienne de football parce qu’on on ne veut pas décaler la participation de son équipe dans les éliminatoires de la Coupe asiatique ? Il faut faire passer cette information au niveau arabe. Il faut que les structures sportives dans le monde arabes soient averties.
Entretien réalisé par Nadia Kerraz