Amar Naït Messaoud, chef de projet du barrage vert de la wilaya de Bouira «L’Algérie a devancé plusieurs pays dans la lutte contre la désertification»

Entretien réalisé par Samira Belabed Amar Naït Messaoud, expert forestier et chef du projet du barrage vert dans la wilaya de Bouira, apporte, dans cet entretien, des éléments d’une réflexion approfondie sur la relance de projet du barrage vert. En homme de terrain qui connaît les réalités et maîtrise les chiffres, il aborde les contraintes mais aussi les facteurs qui déterminent sa réussite.

La relance du projet du barrage vert, selon de nouveaux préceptes, obéit à quels impératifs ?

La relance du barrage vert est dictée par la nécessité de prendre en charge les nouveaux défis qui se posent à l’Algérie, au continent africain et même à l’ensemble de la planète, suite aux différentes menaces environnementales induites par les changements climatiques. Dans les années 1970, le concept de changements climatiques n’existait pas encore dans le glossaire des techniciens spécialistes et des médias, l’Algérie a, en quelque sorte, anticipé la situation. La raison en est que le processus de désertification était déjà à l’œuvre depuis plusieurs décennies, principalement dans cette frange de notre territoire comprise entre l’Atlas saharien et les derniers contreforts de l’Atlas tellien. Autrement dit, dans le couloir steppique et pastoral allant de la wilaya de Naâma à la wilaya de Tébessa, sur environ 1.500 km de longueur. Le barrage vert, en tant projet gouvernemental, a été créé par la décision du 23 juin 1970 portant sur le premier périmètre de reboisement de la commune de Moudjbara, dans la wilaya de Djelfa. Le projet a été délimité, par la suite, sur le couloir steppique et les monts de l’Atlas saharien, avec une largeur ou profondeur moyenne  de 20 km,  soit une superficie globale de  trois  millions d’hectares, extensible à 4.7 millions d’hectares avec le projet de relance. Cette frange géographique constitue le point de départ du processus de désertification vers la partie septentrionale du pays, menaçant les terres agricoles et les espaces forestiers. Ces derniers, d’une superficie d’environ 4,2 millions d’hectares ne représentent déjà que 11% de la partie nord du pays et… moins de 3% du territoire national. C’est dire le danger qui guette l’ensemble des ressources naturelles, à savoir végétales, animales et hydriques, de l’Algérie. La nouvelle vision imprimée au barrage vert repose sur l’exploitation de toutes les potentialités et les ressources existantes et sur l’intégration des populations locales, soit presque 7 millions d’habitants répartis sur 13 wilayas, dans les volets les plus divers de la vie socioéconomique. L’exploitation des potentialités nous renvoie à toutes sortes d’investissements pour lesquels il faudra créer de l’attractivité : investissements agricoles dans le cadre des concessions, orientés principalement vers les activités de l’arboriculture rustique, produisant de la richesse et des emplois et contribuant à la protection des sols soumis à l’érosion. Nous pensons aussi aux métiers d’artisanat, comme vannerie, la sparterie, les ateliers de traitement de la laine et la mégisserie, dans un espace écologique et économique connu pour son cortège floristique à base d’alfa et pour son activité d’élevage ; elle compte plus de 25 millions de têtes d’ovins.

On pense souvent quand, on parle de la désertification, à la remontée du sable du Sahara. Est-ce que la fragilisation de la steppe ne vous paraît-elle pas plus grave ?

Ce sont là deux phénomènes d’entropie (désordres naturels) dont les mécanismes et les processus sont différents. La formation des sables et leurs mouvements dans les ergs du Sahara remontent à des ères géologiques anciennes. Dans l’économie et le cadre de vie des populations locales, l’administration des forêts a contribué, et continue de le faire, à la lutte contre l’ensablement des infrastructures, et particulièrement des routes, par la création de bandes vertes et la fixation de certaines dunes de sable. Néanmoins, et il faut insister sur ce point, la désertification dans la région steppique et des monts de l’Atlas saharien est un processus local, non importé d’une autre région. Il s’agit de la dégradation des terres in situ. Sous les latitudes des étages bioclimatiques semi-arides ou subhumides secs, il s’agit de la perte du couvert végétal et de la perte de la valeur agrologique des sols. C’est la définition qu’en donne la Convention des Nations unies pour la lutte contre la désertification. Ce processus de dégradation est dû à des facteurs anthropiques (liés à l’activité humaine) et est favorisé par un environnement naturel spécifique (climat, nature du sol). La bande des Hauts-Plateaux nourrit quelque 25 millions de têtes d’ovins qui vivent à l’état libre. C’est ce qu’on appelle un élevage extensif. La pression pastorale est telle que le rythme de régénération des fourrages naturels est inférieur au volume et au rythme de consommation. D’où, conséquence logique, la dénudation des sols. À cela s’ajoutent les pratiques culturales inadaptées, telles que la céréaliculture sur des terrains alfatiers ou hamadas, qui est à l’origine d’un processus érosif intense. Les facteurs favorables aggravant ce genre de pratique et de système de production sont, principalement, la faiblesse de la pluviosité, entre 200 et 300 mm de précipitations annuelles, cela, sans trop insister sur les effets des quatre dernières années de sécheresse, le régime de torrentialité des précipitations (orages) et la nature des sols, souvent marneux ou argilo-marneux. Ces phénomènes combinés aboutissent à l’amenuisement du couvert végétal, l’altération de la fertilité des sols, l’érosion hydrique et l’érosion éolienne. C’est la désertification.

Certains préconisent d’introduire de nouveaux plants selon les spécificités de chaque région. Qu’est-ce que cela peut apporter pour éviter les échecs du passé ?

D’abord, il y a lieu de relativiser ce que vous appelez échec. Le traitement médiatique réservé à ce sujet est un peu en décalage par rapport à la réalité. Je disais que l’Algérie a devancé un grand nombre de pays dans la lutte contre la désertification à travers la réalisation du barrage vert. On peut, bien évidemment, déplorer le nouveau phénomène de méga-incendies qui affecte, au cours des trois dernières années, les espaces forestiers du nord du pays. C’est là aussi de nouveaux défis que notre pays se doit de relever afin d’éviter que la désertification ne s’étende à l’Atlas tellien et à la zone côtière. Cela dit, il est impératif de tirer les leçons des insuffisances du premier projet et de les transformer en solutions à concrétiser dans le projet de relance. Il en est ainsi justement du problème que vous soulevez, à savoir la diversification des espèces de plantation. Cette problématique est prise en charge dans le nouveau projet, d’autant plus qu’un comité scientifique et technique de lutte contre la désertification et la relance du barrage vert a été crée à cette fin et installé en juin dernier. La diversification des espèces à planter obéit à deux impératifs. D’abord dans le sens des objectifs économiques, outre celui, primordial, de la protection des terres. Dans ce sens, nous avons trois catégories de plantations : forestières, pastorales et fruitières. Les premières sont des reboisements en plein, des fixations de berges de cours d’eau, des arbres d’alignement, des bandes vertes, des fixations de dunes et des brise-vents destinés à protéger les exploitations agricoles. Les espèces pastorales (les différents atriplex, le cactus…) sont destinées à la complémentation en fourrage pour le cheptel principalement ovin, ce qui va diminuer la pression sur les fourrages naturels et permettre leur régénération. Les plantations fruitières (pistachier, olivier, amandier, caroubier…) sont choisies parmi celles rustiques, pouvant résister à la sécheresse. En résumé, les plantations choisies pour le projet de relance du barrage vert, dont la superficie à réaliser d’ici à 2030 est de 17.000 ha, sont destinées à assurer la réalisation des objectifs écologiques et économiques à travers la protection des sols contre l’érosion hydrique et éolienne, la protection des bassins versants de barrages hydrauliques, la restauration des sols, la production de bois et sa transformation dans le cadre d’investissements de particuliers intéressés par l’activité, la production d’unités fourragères en complément aux fourrages naturels, la production fruitière, la reconversion progressive des systèmes de culture (éleveur-arboriculteur, céréalier-arboriculteur), en plus des métiers d’artisanat et d’économie familiale. Le projet comporte également d’autres actions de consolidation dont le désenclavement des terres agricoles et des hameaux par l’ouverture et l’aménagement de pistes, la mobilisation des ressources hydriques, par la réalisation de mares, d’aménagement de sources, de forages et de puits pastoraux.

Quelles sont les contraintes que vous rencontrez sur le terrain ?

Pour les cadres et les techniciens qui sont sur le terrain, les contraintes de gestion et de mise en œuvre du projet ne sont pas nouvelles. Ce sont presque les mêmes qui sont rencontrées sur les territoires majoritairement pastoraux et qu’ils essaient, autant que faire se peut de domestiquer ou, mieux, d’aplanir. Seulement, ces efforts doivent être menés concomitamment avec d’autres acteurs et partenaires du projet, à savoir les collectivités locales, les collectifs d’éleveurs, les associations et toutes les parties impliquées dans les comités locaux du barrage vert de chaque wilaya du projet, car la grande contrainte vécue sur le terrain est bien celle du pâturage, lequel déborde sur les jeunes plantations. Des troupeaux d’ovins de dizaines de milliers de têtes sont en pacage libre, en élevage extensif sur territoire du projet. D’ailleurs, c’est l’une des causes du relatif échec qui a affecté le premier projet datant des années 1970. Avec le cumul de sécheresse des quatre dernières années, nous vivons aussi la contrainte de l’acheminement de l’eau sur les chantiers de plantation, aussi bien pour le premier arrosage, lors de la mise en terre, que pour les arrosages d’entretien en période estivale.

Comment la coopération internationale pourra-t-elle se déployer ?

L’Algérie s’inscrit dans les grands principes de la lutte contre la désertification et l’atténuation des effets des changements climatiques défendus par les institutions internationales spécialisées, à savoir FAO, UNCCD, FIDA et PNUD, dont notre pays est membre. Ce qui est attendu de la coopération internationale est moins le financement en lui-même que l’apport en matière de savoir-faire et de technicité (renforcement des capacités) qui sera d’un bénéficie indéniable pour nos cadres et agents et pour les acteurs de la société civile. Nous avons eu, dans ce sens, des expériences positives à travers des projets cofinancés avec la Banque mondiale, le Fida, l’Union européenne, etc.

Dans cette nouvelle stratégie de relance, on cherche à impliquer le mouvement associatif et les riverains. Que peuvent-ils apporter ?

Quel est leur rôle dans la lutte contre l’exploitation illicite des espaces verts et le surpâturage ? J’ai souligné la contrainte majeure que nous rencontrons sur le terrain, à savoir le broutage des jeunes plants par les troupeaux d’ovins. Le monde associatif et les comités des riverains, dans tout leur éventail, peuvent jouer un rôle majeur dans la sensibilisation en direction des éleveur pour les faire adhérer à la philosophie du projet et préserver les investissements de l’État destinés à la lutte contre la désertification et, partant, pour l’amélioration des conditions de vie des populations locales (emplois, revenus, services, cadre de vie). Dans ce cadre, des embryons d’associations, de collectifs, parfois des groupes informels de jeunes commencent à s’intéresser de près au projet, allant parfois jusqu’à étendre la vision de celui-ci aux créneaux de l’écotourisme, du tourisme rural, des campings et sports de montagne, etc. Sur un autre plan, le projet offre aux jeunes la possibilité de créer des micro-entreprises, des start-up, destinées, par exemple, à exploiter et traiter les plantes médicinales et aromatiques, à transformer et valoriser les produits du terroir (laine, fruit des bois, alfa, sparte…).

Que pouvez-vous nous dire de plus sur ce projet du siècle ?

Ce projet, qui chevauche sur deux siècles, est un projet au long cours, autrement dit, qui sera porté par plusieurs générations. Il a commencé par le première périmètre de Moudjbara et les efforts d’un des premiers initiateurs du projet, l’ingénieur des eaux et forêts, Saïd Grim, sous le gouvernement du président Boumediène, avec la réalisation confiée aux soldats de l’ANP, et il se poursuit aujourd’hui avec l’éclairage induit par les défis des changements climatiques et de la pollution de l’environnement. Ce projet a inspiré l’idée de la Grande Muraille verte africaine initiée depuis quelques années dans la zone sahélienne sur 7.000 km, allant de Djibouti à Dakar. Je voudrais souligner que l’aire du barrage vert, délimitée depuis les années 1970, a toujours fait l’objet de l’attention des pouvoirs publics, même dans la période 1990-2023, où l’intitulé barrage vert, a disparu des programmes de développement. Certains assimileraient cette période à un vide, ce qui est loin d’être le cas, puisqu’une multitude de programmes ont été injectés dans cette zone sous l’intitulé générique de développement rural. Nous pouvons citer, entre autres, le projet de proximité de développement rural, le programme Hauts-Plateaux, les projets sectoriels, le projet d’emploi rural 1 et 2, en partenariat avec la Banque mondiale notamment.

S. B.

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